Dans le champ scientifique hautement controversé qu’est l’étude de l’intelligence humaine, « l’hypothèse de la plus grande variabilité masculine » (HPGVM) stipule que les idiots et les génies sont plus nombreux chez les hommes que chez les femmes. Au XIXe siècle, Darwin avait lui-même observé que, malgré de nombreuses exceptions sur des traits et des espèces particuliers, au sein d’une même espèce, la variabilité des mâles est en général plus importante que celle des femelles dans tout le règne animal.

Les faits attestant de cette hypothèse sont plutôt solides et se retrouvent dans de nombreuses espèces, que ce soit les vipères, les saumons, les guêpes ou les orangs-outans – sans bien sûr oublier les humains. De nombreuses études montrent que les garçons et les hommes sont surreprésentés dans les queues de distribution statistiques de domaines aussi variés que le poids de naissance, les structures cérébrales, le chrono au 100 mètres ou les performances en lecture ou en mathématiques. Il y a, par exemple, significativement plus d’hommes que de femmes parmi les lauréats du prix Nobel, les compositeurs de musique et les champions d’échecs – mais aussi parmi les SDF, les suicidés et les détenus.

Darwin s’était aussi posé la question du pourquoi l’évolution avait poussé les mâles de tant d’espèces à être plus variables que les femelles, et lorsque j’ai appris qu’il n’avait pas réussi à y répondre de manière satisfaisante, je me suis lancé à la recherche d’une explication scientifique. Mon objectif n’était pas de confirmer ni d’infirmer l’application de la HPGVM à l’intelligence humaine, comme elle s’applique à d’autres caractères ou espèces, mais simplement de découvrir une raison logique permettant d’expliquer pourquoi, au sein d’une même espèce, une différence sexuelle de variabilité pouvait émerger naturellement.

J’ai donc conçu un argument mathématique simple et intuitif, fondé sur des principes biologiques et évolutionnaires, avant de demander à Sergueï Tabachnikov, professeur de mathématiques à l’université d’État de Pennsylvanie (Penn State), de m’aider à étoffer le modèle. En mai de l’année dernière, une fois notre pré-print posté dans les archives ouvertes de mathématiques, un chercheur en variabilité de l’université de Durham (Royaume-Uni) m’envoyait un mail. Pour lui, notre papier était un « excellent résumé de l’état des connaissances dans ce domaine », très certainement en phase avec ses « travaux sur l’impulsivité, l’agression et la théorie évolutionnaire en général ». Il se félicitait de « voir un modèle théorique réel (ce dont manque la littérature, notamment relative à l’éducation) arriver dans la discussion », avant de terminer par « je pense qu’il s’agit d’un apport scientifique opportun ».

Jusqu’ici, tout allait bien.

Après avoir finalisé notre article, nous avons décidé avec Sergueï de le faire publier dans la revue Mathematical Intelligencer et, plus spécifiquement, dans sa rubrique « Points de vue », réservée en général aux sujets litigieux. Sa rédactrice en chef, Marjorie Wikler Senechal, est professeur émérite de mathématiques et d’histoire des sciences au Smith College (de Northampton, dans le Massachusetts, NDLR). Elle allait apprécier notre projet et se dire indifférente à la perspective d’une polémique. « En principe, écrira-t-elle à Sergueï par mail, je suis heureuse de susciter la controverse et peu de sujets en sont plus féconds que celui-ci. Après le tollé de Middlebury [une conférence du politologue Charles Murray qui s’était terminée en émeute], où aucun des manifestants n’avait lu le livre contre lequel ils manifestaient, nous pourrions faire ici une réelle contribution au débat en rappelant que tous les points de vue doivent être entendus et en les contextualisant. »

Pr Senechal allait d’ailleurs nous conseiller de vivifier notre papier en mentionnant le cas de Larry Summers, président de Harvard promptement saqué en 2005 pour avoir dit que l’HPGVM était sans doute l’un des facteurs pouvant expliquer la rareté des femmes dans les départements de physique et de mathématiques des plus grandes universités américaines. Grâce à ses directives éditoriales, notre article allait être modifié à plusieurs reprises jusqu’au 3 avril 2017, date à laquelle il fut officiellement accepté pour publication. Un article mis en page en Inde et relu par un rédacteur en chef adjoint de la revue, également professeur de mathématiques au Kansas. Il devait paraître en 2018, dans le premier numéro de l’année de la revue internationale, en mentionnant que mon co-auteur avait reçu le soutien financier de la National Science Foundation. Soit une procédure académique on ne peut plus normale.

Autocensure

Coïncidence, c’est à peu près au même moment que la Silicon Valley exprimait ses angoisses paritaires. Le même argument anti-variabilité utilisé pour justifier la démission forcée de Larry Summers allait être appliqué à James Damore, ingénieur de Google qui avait laissé entendre que divers facteurs biologiques, dont les différences de variabilité entre les sexes, pouvaient expliquer les disparités de représentation aux postes les plus techniques de son secteur. Pour avoir envoyé un mémo interne qui le spécifiait, il allait lui aussi être viré manu militari.

Sergueï avait à peine posté sur son site la version pré-print de notre article que les problèmes ont commencé. Le 16 août, une représentante de l’association Women in Mathematics (WIM) de son université le contactait pour le mettre en garde : selon elle, l’article risquait de nuire aux aspirations de jeunes femmes facilement impressionnables. « Par principe, écrivait-elle, je soutiens les gens qui discutent ouvertement de questions controversées (…). Mais je pense aussi qu’il faut avoir les conséquences à l’esprit. » Si elle était évidemment capable de débattre des mérites de notre article, elle craignait que d’autres lecteurs, probablement moins raffinés du cortex, n’y voient « que des gens qui s’appuient sur l’autorité des mathématiques pour soutenir un ensemble d’idées très controversées et potentiellement sexistes (…) ».

Quelques jours plus tard, elle contactait de nouveau Sergueï au nom de la WIM et l’invitait à un déjeuner dans l’optique d’une « discussion franche et ouverte » au sujet de notre article. Il allait disposer de quinze minutes pour décrire et expliquer nos observations. Une courte présentation suivie de lectures de déclarations rédigées par des membres de la WIM, elles-mêmes suivies d’une discussion. « Nous vous promettons d’être aimables, avait-elle annoncé, mais sachez que beaucoup (la plupart ?) d’entre nous sont en fort désaccord avec ce que vous avez fait. »

Le 4 septembre, Sergueï m’envoyait un mail blasé. « Le scandale dans notre département, m’écrivait-il, ne montre aucun signe d’essoufflement. » La semaine précédente, lors d’une réunion administrative, le directeur du département avait expliqué que, parfois, des valeurs comme la liberté académique ou la liberté d’expression entraient en conflit avec d’autres valeurs qui étaient tout aussi importantes pour Penn State. De la bouche d’une collègue, Sergueï allait ensuite apprendre qu’il devait reconnaître et combattre les préjugés. Parmi ces préjugés, cette collègue plaçait le fait de croire que « les femmes ont moins de chances de réussir aux plus hauts niveaux en mathématiques ». Sergueï me disait avoir passé « des heures interminables » à parler avec des gens qui lui avaient expliqué que notre article était « mauvais et nocif » et qui avaient voulu le convaincre de « retirer [s]on nom pour rétablir la paix dans le département et éviter de perdre le peu de capital politique qui [lui] rest[ait] ». Tragiquement, « des analogies avec le racisme scientifique ont été faites par certains » et Sergueï craignait que l’affaire n’en soit qu’à ses premiers balbutiements.

Le lendemain, j’écrivais aux trois organisatrices du déjeuner de la WIM pour leur proposer de répondre à leurs préoccupations concernant notre raisonnement, nos conclusions ou tout autre élément de notre article. J’allais expliquer que, étant l’auteur principal de ce papier, il n’était pas juste que mon collègue soit seul à être sous le feu des critiques. Avant d’ajouter qu’il serait toujours possible de modifier notre article avant sa publication. Je n’ai jamais reçu de réponse.

Mais le 8 septembre, Sergueï et moi allions être pris au piège de deux rebondissements pour le moins inattendus.

Premièrement, la National Science Foundation (NSF) écrivit à Sergueï pour lui demander, avec effet immédiat, de retirer la mention de son financement dans l’article. J’étais stupéfait. Je n’avais jamais entendu parler d’un quelconque précédent. Au contraire, la NSF était en général heureuse que son soutien à la science soit publiquement reconnu.

La raison évoquée était que notre article n’était pas lié au dossier de subvention qu’avait rempli Sergueï. Cependant, à la faveur d’une requête permise par une loi américaine sur la liberté d’information, nous allions apprendre que l’administratrice de la WIM au sein de Penn State, Diane Henderson (« Professeur et directrice du comité chargé de la diversité et de l’environnement social ») et Nate Brown (« Professeur et adjoint à la diversité et à l’égalité ») avaient secrètement envoyé une lettre à la NSF le matin même. « Nous craignons, avaient-ils écrit, que [cet] article fasse visiblement la promotion d’idées pseudo-scientifiques délétères à l’avancée des femmes en science et en porte-à-faux avec les valeurs défendues par la NSF ». Ignorant à l’époque cette initiative, et désireux de pousser au compromis, nous avons accepté de retirer la mention du financement de la NSF. Au moins, pensions-nous, l’article était toujours en passe d’être publié.

Mais, le même jour, la rédactrice en chef du Mathematical Intelligencer, Marjorie Senechal nous écrivait pour nous signifier qu’avec « ses plus profonds regrets » elle devait annuler son accord de publication. « De nombreux collègues », précisait-elle, l’avaient mis en garde contre la possibilité que cet article « suscite de très violentes réactions », et sur « la possibilité réelle que des médias de droite en rendent compte et provoquent un tollé international ». Pour la seconde fois dans une même journée, j’étais sans voix. Les mathématiciens professionnels sautent en général de joie quand cinq personnes dans le monde posent les yeux sur un de leurs articles. Et voilà qu’une faction progressiste avait peur qu’un argument logique des plus élémentaires sur la variabilité masculine pousse des médias conservateurs à lire et citer un papier scientifique…

En quarante ans de carrière académique, je n’avais encore jamais entendu parler du rejet d’un article préalablement accepté pour publication. Alors j’ai écrit au Pr Senechal. Elle m’a expliqué n’avoir reçu aucune critique d’ordre scientifique et que sa décision était entièrement fondée sur la crainte de voir notre article susciter la polémique. Dans son argumentation, Senechal allait même comparer notre article aux statues des généraux sudistes récemment déboulonnées des jardins du palais de justice de Lexington, dans le Kentucky. Et afin de permettre à nos arguments de se faire entendre dans un contexte plus apaisé, elle allait nous proposer de participer à une « table ronde » où notre hypothèse serait débattue – et dont le verbatim serait publié dans l’Intelligencer en lieu et place de notre article. Sa décision, allions-nous apprendre, avait suscité l’approbation de Springer, l’un des éditeurs de livres et de revues scientifiques les plus prestigieux au monde. Un directeur éditorial de son département mathématiques allait ensuite me présenter ses excuses, en personne, à deux reprises – sans rien faire, sur le moment, pour empêcher cette décision ni pour nous soutenir.

Mais que diable s’était-il passé chez l’Intelligencer ? À notre insu, Amie Wilkinson, professeur de mathématiques à l’université de Chicago, avait eu connaissance de notre article et avait écrit à la revue pour se plaindre. Ce qui avait précédé un échange de courriers lors duquel Wilkinson avait appelé son père à la rescousse. Sur demande de sa fille, ce psychométricien et statisticien avait écrit à l’Intelligencer pour faire part de ses propres réserves et notamment de sa conviction que notre « article simplifiait à outrance le sujet jusqu’à en devenir gênant ». Invité par le Pr Senechal à participer à la sus-dite « table ronde », il allait décliner l’invitation en reconnaissant que « d’autres étaient plus experts que lui ». Ce que nous avons découvert après qu’il eut donné la permission à Senechal de nous transférer ses mails – en révélant par la même occasion l’entremise de sa fille, une indiscrétion qu’elle imputera, à tort, à la revue.

J’ai donc écrit directement et poliment à Wilkinson et à son père, en leur expliquant que je prévoyais de modifier l’article afin de le soumettre ailleurs, pour leur demander comme de juste leurs critiques ou suggestions. (J’ai également envoyé une réponse point par point à son père). Aucun de mes courriels n’a reçu de réponse. Ce qui n’empêchera pas Wilkinson, même longtemps après la reculade de l’Intelligencer, de pourrir à la fois la revue et sa rédactrice en chef sur les réseaux sociaux, faisant croire à ses amis Facebook qu’un article entièrement différent (et bien plus litigieux) avait été accepté.

À ce stade, face au mécontentement de la NSF et aux prises avec de réelles menaces sur leur carrière émanant de leurs propres collègues et du comité en charge de la diversité à l’université d’État de Pennsylvanie, Sergueï et son collègue qui avait effectué des simulations informatiques pour nous décidèrent de retirer leur nom de l’article. Heureusement pour moi, j’étais désormais à la retraite et un peu moins facilement intimidable – un des avantages, je suppose, à avoir fait le Vietnam et être un ancien Ranger de l’armée américaine. J’ai donc persévéré dans mes modifications, avant de publier l’article sur les archives en ligne de mathématiques.

« Un tas de merde »

Le 13 octobre, une bouée de sauvetage est apparue. Igor Rivin, responsable éditorial au sein du très réputé New York Journal of Mathematics, une revue scientifique en ligne, me contacte. Il avait eu connaissance de l’article via celui qui avait été mon co-auteur, avait lu la version archivée et me demandait si je souhaitais soumettre un nouveau projet modifié pour publication. Selon Rivin, Mark Steinberger, le rédacteur en chef du NYJM, voyait également la chose d’un très bon œil, et les deux hommes estimaient que la validation n’allait pas demander beaucoup de temps. J’ai donc dûment soumis un nouveau projet (cette fois, en tant qu’unique auteur) et, après un avis très positif du rapporteur principal et une poignée de modifications supervisées, Steinberger allait m’écrire pour me donner une date de publication : le 6 novembre 2017. Soulagé de voir l’épreuve enfin terminée, j’ai transmis le lien aux collègues intéressés.

Sauf que trois jours plus tard, le papier avait disparu. Et quelques jours après, un autre article signé d’autres auteurs apparaissait exactement à la même page du même volume (NYJM, Vol. 23, pp. 1641 sq) où se trouvait le mien. Pourquoi ? Parce qu’Amie Wilkinson était mariée à Benson Farb, membre du comité de rédaction du NYJM. Après avoir découvert que sa revue avait publié mon article, le professeur Farb avait adressé à Steinberger un courriel exigeant sa suppression immédiate. « Rivin », y déplorait-il, « est connu pour ses vues extrémistes et son goût pour la castagne à coup de déclarations incendiaires ». Le « beau-père » de Farb, un « célèbre statisticien » avait déjà « pointé de nombreuses lacunes dans cet article ridicule ». Selon lui, mon article était « politiquement orienté », c’était un « tas de merde » et en incitant le NYJM à l’accepter, Rivin avait « enfreint un devoir scientifique à des fins purement politiques ».

Sans rien savoir de tout cela, j’ai écrit à Steinberger le 14 novembre pour avoir le fin mot de l’histoire. En insistant sur le fait que si la suppression était permanente, j’allais être pris entre deux feux. Une nouvelle publication dans une autre revue me serait impossible, vu que je n’allais pas être en mesure de garantir à de putatifs éditeurs l’originalité de ma publication. Quelques heures plus tard, Steinberger me répondait. Malheureusement, allait-il m’expliquer, la moitié des membres de son conseil d’administration avaient exigé la suppression de mon article et lui avaient dit, qu’à défaut, ils allaient tous démissionner et « persécuter » la revue qu’il avait fondée vingt-cinq ans plus tôt jusqu’à ce qu’elle en meure. Face à la perspective de voir disparaître sa propre postérité scientifique, Steinberger avait capitulé. « Une publication dans un journal mort », m’avait-il dit, ne m’aurait été d’aucun secours.

De mathématicien à mathématicien

Les collègues à qui j’allais en parler furent consternés. Aucun n’avait le souvenir d’un article, dans quelque discipline que ce soit, ayant disparu après sa publication officielle. Rejeté avant la publication ? Bien sûr. Rétracté ? Certes, mais seulement après une enquête aux résultats rendus publics à titre d’explication. Mais tout bonnement effacé ? Jamais. Si un article officiellement validé et publié risque de se volatiliser du corpus scientifique et d’être remplacé par un autre, sans la moindre discussion avec son auteur ni annonce dans la revue, qu’était-ce à dire de la fiabilité des revues numériques ?

Entre-temps, Pr Wilkinson avait intensifié son offensive sur les réseaux sociaux contre l’Intelligencer pour l’étendre au NYJM et à son équipe éditoriale. En avril de cette année, elle en était à menacer ses amis Facebook de les « défriender » si jamais ils refusaient de couper leurs ponts réticulaires avec Rivin.

Début février, un ami et collègue me conseillait d’écrire directement au président de l’université de Chicago, Robert Zimmer, pour dénoncer les agissements de Farb et Wilkinson, tous deux professeurs dans ce même établissement. En octobre 2017, le chroniqueur conservateur du New York Times, Bret Stephens, avait vu en Zimmer le « meilleur président d’université américain ». Une semaine après mon courrier envoyé à Zimmer, le Wall Street Journal décrivait l’université de Chicago comme « l’université de la libre opinion », vu l’attachement de son président aux valeurs du libre examen et de la liberté d’expression. En outre, le professeur Zimmer était un mathématicien issu du même département et spécialiste du même domaine de recherches que Farb et Wilkinson, l’équipe mari-femme qui avait réussi à faire disparaître mes travaux sur l’hypothèse de variabilité, tout en piétinant allègrement les principes de la liberté académique. Sans doute que ma requête allait-elle être examinée d’un œil bienveillant ?

Alors j’ai écrit directement au professeur Zimmer, de mathématicien à mathématicien, pour détailler cinq accusations concrètes contre ses deux collègues. Lorsque j’ai fini par recevoir une réponse en bonne et due forme, fin avril, il s’agissait d’un courrier officiel du vice-président m’informant qu’une enquête n’avait trouvé aucune preuve de « fraude universitaire » et que, par conséquent, ma « plainte avait été rejetée ». Sauf que je n’avais accusé personne de fraude universitaire. J’avais simplement témoigné de « comportements contraires aux normes déontologiques, universitaires et éthiques, préjudiciables à ma réputation professionnelle comme à la réputation de l’université de Chicago ».

Lorsque j’ai interjeté appel de cette décision auprès du président, j’ai reçu une seconde lettre officielle du vice-président, dans laquelle il affirmait que Farb et Wilkinson n’avaient fait qu’« exercer leur liberté académique en contestant la publication des articles », et que leur comportement n’avait rien de « contraire à l’éthique ou au professionnalisme ». Sous-entendu : c’est moi qui interférais avec leur liberté académique et non l’inverse. Mes griefs, concluait le vice-président, concernaient les rédacteurs en chef qui avaient sabré mes articles, décisions pour lesquelles l’université de Chicago n’était en rien responsable. À l’université de la libre opinion, les paroles n’engageaient à rien.

Réduire au silence les idées dérangeantes

En mathématiques et dans les domaines techniques, il ne fait aucun doute que les femmes ont longtemps souffert de préjugés et de discriminations. Malheureusement, certains sont encore d’actualité, même si nous sommes nombreux à avoir œuvré à leur éradication. De mon côté, j’ai été le tuteur et le mentor de nombreuses étudiantes de premier cycle, j’ai dirigé les recherches de moult doctorantes et j’ai soutenu, auprès de doyens et de commissions d’embauche, l’idée qu’il fallait accorder une attention spéciale aux candidatures féminines. J’ai été invité par la National Science Foundation à intervenir lors de deux séminaires sur les inégalités sexuelles et ethniques organisés à Washington.

Autant dire que je comprends l’importance des causes que les militants de l’égalité des chances et autres universitaires progressistes semblent défendre. Mais il ne faut pas que la poursuite de l’équité et de l’égalité interfère avec l’impartialité de la recherche universitaire. Qu’importe qu’un argument logique puisse avoir des implications dérangeantes, se sont ses seuls mérites scientifiques qui doivent le faire tenir ou tomber, pas sa désirabilité ou son utilité politique. D’abord Harvard, puis Google, et maintenant ce sont les rédacteurs en chef de deux revues scientifiques réputées, la National Science Foundation et l’éditeur international Springer que l’on voit capituler sous la pression de la gauche radicale et sa volonté de réduire au silence des idées polémiques. Qui sera le prochain ? Pour quelle prétendue transgression ? Si l’intimidation et la censure prennent aujourd’hui les atours de « l’engagement » et de la « liberté académique », comme le dirait l’administration de l’université de Chicago, alors ils pourraient bien devenir les instruments de référence de la recherche universitaire, en lieu et place de l’empirisme et de la discussion rationnelle.

Les enseignants doivent appliquer ce que nous prêchons et donner l’exemple. C’est ainsi que nous pouvons contribuer à stimuler la curiosité intellectuelle et la découverte de nouveaux raisonnements si convaincants qu’ils pourraient même faire changer d’avis les plus sceptiques. Ce qui nécessite de refuser la censure et de nous ouvrir à la discussion courtoise de sujets sensibles, comme peuvent l’être les différences sexuelles et l’hypothèse de variabilité. En 2015, le Comité de la liberté d’expression de l’université de Chicago soulignait l’importance de ce principe dans un merveilleux rapport, commandé par le professeur Robert Zimmer en personne, et dans lequel on pouvait lire : « En un mot, l’un des engagements les plus fondamentaux de l’université est celui-ci : que le débat ou la réflexion ne peuvent être réduits au silence, même si les idées avancées sont considérées par certains, et même par la majorité des membres de la communauté universitaire, comme offensantes, malavisées, immorales ou malencontreuses. »

Des sources supplémentaires à cet article peuvent être consultées ici.

* Theodore P. Hill est professeur émérite de mathématiques à Georgia Tech, et chercheur en résidence à la California Polytechnic State University.

** Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre échange d’idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon, en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme.« Le Point » publiera chaque semaine une traduction d’un article paru dans Quillette.